23 août 2024

La face cachée de l'esclavagisme suisse

 

Dès le XVIème siècle, plus de 10 millions d’Africains et Africaines furent  déportés aux Amériques dans le cadre de la traite atlantique. Et, fait peu connu du grand public, certaines villes suisses ont investi dans le trafic d'esclaves. C'est notamment le cas de Berne et Zurich qui ont placé de l'argent public dans la "Compagnie des mers du Sud", une entreprise britannique active, entre autres, dans la traite négrière. Elle disposait d'un monopole avec les colonies espagnoles en Amérique. Selon l'historien Bouda Etemad, les villes de Suisse avaient parfaitement connaissance des activités peu honorables de l'entreprise britannique: «Peu importe la nature ou le profil de l'entreprise, ce qui les intéressait, c'était le rendement. Il n'y avait aucune barrière morale.» Zurich fut impliquée financièrement dans la déportation de plus de 36'000 esclaves, selon l'ouvrage "La Suisse et l'esclavage des Noirs" des coauteurs Thomas David, Bouda Etemad et Janick Schaufelbueh.

Au-delà des aspects financiers, que savaient précisément nos autorités fédérales sur les pratiques esclavagistes de milliers de colons suisses ? Et quelle a été leur attitude ? Une partie de la réponse se trouve dans le Rapport du Conseil fédéral adressé au Conseil national en 1864 concernant les Suisses établis au Brésil. Rappelons qu’à cette époque, presque tous les pays européens, dont la Grande-Bretagne et la France, avaient aboli l’esclavage ! Ce document d'archive montre tout d'abord que le Conseil fédéral était parfaitement au courant de l'existence de colons esclavagistes au Brésil. Il connaissait même le prix d'un esclave compris entre 4'000 et 6'000 francs de l’époque. D'après l'historien activiste Hans Faessler: «Pour la première fois, la question de l'esclavage apparaît au Parlement suisse. Le Gouvernement admet que des Suisses possèdent des personnes réduites en esclavage non seulement au Brésil, mais aussi à Cuba et en Amérique du Nord. Parmi ces Suisses de l'étranger, on trouve des propriétaires de plantations, des négociants et des artisans.» Pour le Conseil fédéral de l'époque, la pratique de l'esclavage n'implique la commission d'aucun crime. Bien au contraire, elle est décrite comme avantageuse pour  les Suisses installés au Brésil. Et priver, voire punir, ces colons d'une partie de leur fortune qualifiée de légitimement acquise aurait été perçu comme injuste et immoral. Autres temps, autres mœurs barbares !

09 août 2024

Comment expliquer le Mal ? (2/2)

Dans un précédent article paru le 12 juillet 2024, nous avions vu que le psychologue américain Stanley Milgram (1933-1984) avait mis en évidence trois éléments psychologiques essentiels qui concourent à la commission de crimes: le conformisme et le mimétisme grégaire qui lient les criminels entre eux et les déculpabilisent, la division organisée du «travail» et surtout la lente déshumanisation des futures victimes.


«I comme Icare», film de Henri Verneuil, sorti en 1979 (actuellement en replay sur TV5), est un remake fictif de l'assassinat de JFK à Dallas en 1963. L'acteur français Yves Montand y joue le rôle d'un procureur (à l'instar de Jim Garrison) qui refuse d'approuver les conclusions retenues par la commission d'enquête (ou Commission Warren) dont il est membre. Il décide de mener une contre-enquête tendant à démontrer que l'assassinat n'est pas le fait d'un tueur isolé, mais d'un complot politique. Mais, l'événement novateur du film n'est pas tant l'enquête à proprement parler que la scène relatant ce qu'il convient d'appeler l'expérience de Milgram qui, en apparence, cherche à savoir si la mémoire d'un individu peut s'améliorer à l'aide d'impulsions électriques. Sauf que dans cette véritable expérience qui s'est produite dans les années soixantes, le spécimen testé n'est pas celui qu'on croit. Et les conclusions auxquelles parvient le chercheur sont des plus terrifiantes et expliquent dans une large mesure l'aptitude sociale d'une grande majorité d'humains à se soumettre facilement à une autorité (malveillante et corrompue) pour commettre des exactions et infliger à ses congénères des violences sans discernement, ni culpabilité.

12 juillet 2024

Comment expliquer le Mal ? (1/2)

Comparant les animaux et les hommes, convoquant une somme inégalée de connaissances et d’expériences cliniques, Boris Cyrulnik nous fait ressentir et comprendre la violence du monde et les racines de la guerre. Morceaux choisis dans ce dialogue avec Fabrice Midal: Si les animaux peuvent se battre à mort pour leur survie, ils sont incapables à l'instar des hommes de commettre des génocides. Alors pourquoi les être humains sont capables de tuer et de rentrer chez eux sans aucune culpabilité ? Ce qui distingue la société humaine du règne animal est la capacité des humains à verbaliser et créer des artifices qui peuvent produire de belles choses comme l'art, la culture, mais aussi des choses horribles comme le meurtre, la guerre, l'esclavage qui sont des représentations délirantes, répondant à une certaine logique déshumanisante comme celle qui prévalait au maintien de l'esclavage jusqu'à la fin du XIXème siècle par crainte que le prix mondial du sucre n'augmente pour les consommateurs (..) Le langage totalitaire est très doué pour faire des slogans qui arrêtent la pensée. Dans un slogan, on n'a plus besoin de penser. C'est le confort dans la servitude qui séduit autant les foules. (..) Pourquoi les filles sont-elles moins violentes que les garçons ? L'effet peut s'expliquer en partie par les hormones, mais c'est surtout le milieu éducatif et affectif qui conditionne l'enfant à s'exprimer par la parole ou, à défaut, par des actes violents. (..) Les régimes totalitaires censurent la littérature parce que l'accès aux récits permet de se confronter à l'altérité et développe l'empathie humaine, a contrario du discours haineux qui ne visent que la destruction de celui qui pense différemment et doit être exterminé pour ça par un bourreau ayant la conscience du devoir accompli et, donc, sans la moindre culpabilité ressentie. (..) En résumé, on peut dire que c'est par le langage totalitaire qu'ont été créés les boucs émissaires (juifs, sages-femmes, sorcières, étrangers, etc.) et que l'on voit réapparaître tragiquement aujourd'hui dans certains pays où les peuples entretiennent subitement une fascination morbide et mortifère à l'égard d'un pouvoir dictatorial qui tôt ou tard voudra s'étendre par la guerre selon le triptyque infernal: prédation, spoliation et enrichissement criminel des envahisseurs.


Au procès de Nuremberg (1946), il s'est posé la question par rapport au régime de nazi de savoir jusqu'à quel point le principe de la légalité doit prévaloir sur celui de la justice et de la morale dans la mesure où les accusés se défendirent en déclarant avoir été de simples exécutants contraints d'agir par ordre ou, à défaut, d'être punis pour toute forme de dissidence. Cependant, l'historien Christopher Browning, spécialisé dans la Shoah, a prouvé que des hommes ordinaires, ni particulièrement nazis, ni obsessionnellement antisémites, ont agi avec un zèle meurtrier pour éradiquer les juifs de Pologne. Cette affirmation trouve sa source dans ses ouvrages de recherche où l'on trouve la citation suivante: «Après l'exposé de la mission qui était confiée au bataillon, à savoir l'exécution par les hommes du bataillon des femmes, enfants et vieillards juifs d'un hameau polonais comptant 1'800 juifs, le commandant du bataillon, écœuré par l'ordre qui lui avait été donné, propose à ceux qui ne s'en sentent pas la force, de ne pas participer à la mission. Seulement 12 hommes (2,4%) sur les 500 du bataillon refusèrent d'accomplir la mission». Browning met au cœur de ces comportements criminels certains facteurs également mis en évidence par le psychologue Stanley Milgram (1933-1984): le conformisme et le mimétisme grégaire qui lient les criminels entre eux et les déculpabilisent, la division organisée du «travail» et surtout la lente déshumanisation des futures victimes.

28 juin 2024

«In God we trust»


Qui n'a pas eu ce petit bout de papier vert dans les mains une fois dans sa vie ? Parmi eux, combien se sont rendus compte que la plus petite coupure de la plus grande puissance économique au monde invoque sans équivoque le pouvoir divin: «In God we trust». Notez bien que le verbe employé n'est pas "to believe" comme on pourrait s'y attendre en pareille situation, mais "to trust", ce qui nous rapproche d'une notion plus axée sur la confiance que sur la croyance! Normal, me direz-vous pour un billet de banque, puisque l'essentiel n'est-il pas que ce billet et sa valeur fiduciaire légale inspirent la confiance aux agents économiques pour ne pas troubler les échanges commerciaux entre eux? D'accord, mais, que vient faire Dieu la dedans ? Pourquoi les État-Unis d'Amérique n'invoque t'ils pas par exemple leur Constitution: "The Constitution of the United States of America protects this note."

Pour la petit histoire, il faut savoir que le Congrès américain a adopté en 1956 une loi prévoyant que les mots “In God we trust” seraient désormais la devise nationale des États-Unis et figureraient sur tous les billets de banque. En pleine guerre froide avec l'Union des Républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S.), les États-Unis voulaient souligner par l'adoption d'une telle devise leur attachement aux valeurs religieuses chrétiennes par opposition au communisme athée, quand bien même Église et État de droit demeurent séparés par la laïcité inhérente à toute démocratie digne de ce nom.

Aujourd'hui, le péril rouge que représentait l'U.R.S.S. a disparu pour se métamorphoser en simulacre de démocratie (démocrature), ou pire encore, en oligarchie et kleptocratie et où la pratique religieuse n'est plus bannie, mais au contraire réhabilitée comme instrument de propagande politique par des dignitaires religieux inféodés aux pouvoirs de l'argent, tels le patriarche de Russie ou la République des mollahs en Iran. Lorsqu'on sait que tout ces régimes ne tiennent que par et pour la corruption et que jusqu'à dix pour cent de la masse monétaire en circulation dans le monde correspond à de l'argent sale, que peut bien vouloir encore signifier une devise comme "In God we trust" imprimée sur tous les billets de banque de la plus grande puissance économique qui pourtant ne cesse d'affirmer son attachement aux valeurs chrétiennes ? Car, il est dit dans Mathieu 6.24 : «De Dieu ou de l'Argent, nul ne peut être au service de deux maître à la fois.» Avec une telle devise inscrite sur ses dollars, l'Amérique se vit-elle encore comme une réelle démocratie ou n'est-elle pas devenue une vulgaire ploutocratie, n'en déplaise au message apostolique qui refuse à jamais que l'Argent ne soit l'égal de Dieu ? Finalement, le plus cinglant avertissement que les chrétiens américains pourraient adresser à tous les prévaricateurs de ce monde serait de révolutionner leur devise actuelle par : «God or mammon (money), no one can serve two masters.»

14 juin 2024

Chronique délirante d'un cantonnier et de son brouteur


Tout commence par une banale rencontre amoureuse entre Nicolas, cantonnier, et Alicia, infirmière, habitant tous deux dans le Pas-de-Calais. Les deux tourtereaux s'entendent suffisamment bien pour déclarer leurs fiançailles le jour de la Saint-Sylvestre 2023. Puis, pour des raisons non éclaircies, Nicolas s'aventure sur Facebook et fait la connaissance d'une certaine Béatrice Leroux, habitant Brest, avec laquelle il noue peu à peu une passion enflammée qu'il ne révèle évidemment pas à sa fiancée. La belle Béatrice promet monts et merveilles au point que Nicolas ne résiste pas à lui envoyer de l'argent en dépit de son maigre salaire de cantonnier. Il souhaite évidemment la rencontrer. Mais, sa nouvelle dulcinée se fait tant et tant désirer que Nicolas ne voit pas d'autre solution pour vivre sa parfaite idylle sans contrainte que d'envisager l'élimination physique d'Alicia. Il commet une première tentative par empoisonnement. Mais, la fiancée, devenue un obstacle à son bonheur, ne succombe pas. Alors, un beau matin, il simule un cambriolage dans la demeure conjugale et tue la promise à coup de couteau et de marteau. Comme il fallait s'y attendre, les enquêteurs ne croient pas une minute à la version du cambriolage qui aurait soi-disant mal tourné. Ils investiguent plus à fond la téléphonie de Nicolas et tombent sur la relation que ce dernier entretient avec la sulfureuse Béatrice Leroux pour découvrir finalement que l'amante en question n'existe pas. Elle ne fut que le fantôme parfait sorti de l'imagination d'un brouteur africain spécialisé dans l'arnaque aux sentiments.


Nicolas, cantonnier de son état, n'a certainement jamais vu le film du réalisateur Dominik Moll "Seules les bêtes" sorti en 2019 et qui est une adaptation d'un roman de Colin Niel. Et son auteur de n'avoir certainement jamais envisagé qu'un jour la réalité pût rattraper et dépasser aussi tragiquement son œuvre de fiction. Où quand le virtuel (Facebook, fake news, deepfakes, fermes à trolls, etc...) peut transformer des individus en fous dangereux avant qu'ils ne se fracassent sur le mur des réalités. Comme le disait le poète Pierre Reverdy, disparu le 17 juin 1960: "Il n'y a pas d'amour. Il n'y a que des preuves d'amour" (réciproques comme de bien entendu).